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A Kiev, les « centuries » de Maïdan investissent des rues désertées par la police


Il n'y a plus de mouvement dans le centre-ville de Kiev que vers Maïdan, samedi 22 février. Des familles affluent vers la place de l'Indépendance avec leurs enfants depuis qu'elles ont compris que la présidence n'avait plus aucun moyen de lancer les forces de l'ordre contre la place.
Etourdis, ravis par les barrages des miliciens en armes et par la foule, les petits sont pris en photo devant un véhicule antiémeute lanceur d'eau posé en travers de la rue Khreshchatyk, gueule béante. Ils font des mines devant un blindé garé sur un trottoir, où trois miliciens fixent des drapeaux et une rose.

Le président Ianoukovitch a quitté la capitale pour Kharkiv, son fief dans l'est du pays. Il a fini par rompre son silence. Dans une allocution télévisée, il a dénoncé un « coup d'Etat » : « Je suis un président élu de manière légitime. Je n'ai pas l'intention de quitter le pays. » Maïdan est restée un instant interdite. Les députés ont voté peu après sa destitution.

Le parti présidentiel est détruit, l'accord signé la veille avec les principaux leaders de l'opposition est mort dès vendredi soir, sous les huées de la place. Samedi, l'armée a annoncé qu'elle se tiendrait à l'écart de la crise.

Le Parlement, ancienne chambre d'enregistrement du pouvoir, a voté la libération de l'opposante Ioulia Timochenko, ennemie jurée de Ianoukovitch enfermée depuis trente mois pour « abus de pouvoir ». Elle s'est toujours tenue à l'écart des tentatives de négociation de l'opposition. La Rada a également élu deux de ses proches, à sa tête et au ministère de l'intérieur : Olexandre Tourtchinov et Arsen Avakov.

LES GARANTS DE L'ORDRE VACILLANT DE LA CAPITALE

Les forces de police, quant à elles, se sont déclarées « au service du peuple ». Elles appliquent ce principe en restant parfaitement invisibles dans la capitale. Il n'y a plus un uniforme dans le centre-ville depuis que le Parlement les a renvoyées dans leurs quartiers. Le droit ne donne à l'Assemblée aucune autorité sur les forces de l'ordre, mais c'est un détail. Alors, qui tient encore les rues ? Qui pour éviter les débordements ?

Vendredi soir, les groupes d'autodéfense de Maïdan, dont des dizaines de membres sont morts sous les tirs des snipers la veille, ont découvert qu'ils n'étaient plus des insurgés mais les garants de l'ordre vacillant de la capitale. On les voyait monter quatre à quatre les escaliers de la mairie occupée, chargés l'un d'un bouquet de haches à distribuer à ceux de sa « centurie », l'autre de bâtons.

L'accord signé par l'opposition stipulait qu'ils devraient rendre les armes. Inenvisageable après les violences de cette semaine. Affalés sur leurs matelas de fortune dans les couloirs, au quatrième étage occupé par les nationalistes du parti Svoboda, ceux qui s'étaient battus la veille prenaient encore quelques heures de sommeil avant de descendre dans les rues.

« CEUX QUI ONT UN PERMIS DE CHASSE VIENNENT AVEC LEURS FUSILS »

Ils se sont réparti les quartiers par « centuries », ces groupes formés au fil des manifestations par affinités politiques, de classe sociale, d'origine géographique et au hasard des rencontres. Un centre de coordination proche de la mairie distribue les affectations. Des bus les emmènent vers les faubourgs. Vendredi soir, on en a vu une centaine poursuivre devant le Parlement un policier égaré à bord d'une camionnette banalisée. L'homme en a réchappé de peu, les miliciens, en rage, se sont vengés sur le véhicule.

A la Maison des architectes, située à une cinquantaine de mètres en amont de Maïdan, deux centuries ont établi leur quartier général. La « quatorzième » est au sous-sol, la « quinzième » sur le demi-étage à balustrade du hall. Les yeux bouffis de sommeil, ils attendaient vers midi de relever ceux de dehors pour aller patrouiller dans la banlieue de Vinogradar.

L'homme en charge du commandement, Tarass, 33 ans, officier de police démissionnaire en 2010, barre l'entrée de l'armurerie de la quinzième où défilent ceux qui donnent et ceux qui prélèvent. On essaie un gilet de protection résistant aux balles de petit calibre, rare et précieux. Ont-ils des armes à feu ? « Malheureusement non, pas en stock », dit Tarass. Mais de nombreuses armes circulent en Ukraine. « Ceux qui ont un permis de chasse viennent avec leurs fusils », sourit-il.

La quinzième a été fondée par un chef de l'organisation de scoutisme nationale Plast, qui est en conciliabule ailleurs avec ses homologues. On croise parmi ses troupes un étudiant en biologie nationaliste, poli sous sa mèche de punk. Le jeune homme n'a plus confiance dans l'ancien boxeur Vitali Klitschko, leader de l'opposition, décrédibilisé hier, et se dit certain que « Ianoukovitch ne se rendra pas comme ça. Il y aura encore des affrontements. »

A ses côtés, un émigré aux Etats-Unis rentré en janvier au pays « pour être utile » et « lutter contre le pouvoir communiste ». Il y a encore des voisins, venus prêter main-forte. C'est une faction ouverte.

LES ULTRANATIONALISTES L'ARME AU PIED

Mais en matière de maintien de l'ordre, l'organisation scoute a ses limites. Le chef Tarass dit avoir compté 207 membres au dernier appel, hier. Il ignore si certains hommes sont morts dans les violences de mardi. Il dénombre trois disparus dans celles de jeudi, mais ne sait pas s'ils ont été tués, blessés, ou s'ils sont simplement partis voir ailleurs. Mais « mieux vaut ça qu'une police qui sert des corrompus et des criminels. Qui tire sur la foule », lâche-t-il. Il est vrai que sur Maïdan, parmi les familles, on craignait surtout jusqu'à hier les titoushkis, les petites mains payées pour semer le désordre. Leur débandade est un soulagement. Le patron du centre de presse de la mairie raconte avoir déjà trouvé et transmis des listes de noms.


Face à la mairie, dans l'un des trois cantonnements du groupe ultranationaliste Pravyi Sektor («Secteur droite »), établi dans les bureaux d'un opérateur téléphonique : autre ambiance. Les hommes sont plus puissants, mieux armés et sur les nerfs. La lumière des téléphones portables, dans l'escalier de bois massif plongé dans le noir, révèlent des visages tendus.

On se bouscule. On parle à voix infiniment basse. « Comment voulez-vous qu'on célèbre une victoire, même un début de victoire, aujourd'hui ?  Demande l'un d'eux. Nous avons eu trente morts cette semaine. » Ils ont participé à l'assaut de jeudi matin sur Maïdan, pour reprendre le terrain perdu deux jours plus tard, qui a coûté des dizaines de vies.

Ce sont eux qui tiennent les points les plus durs des barricades. Eux qui ont refusé, dès vendredi soir à la tribune de Maïdan, de déposer les armes. La foule a grogné de contentement. Andreï Tarassenko, un adjoint de leur chef, introuvable vendredi, affirme qu'ils « ne font rien aujourd'hui », qu'ils attendent.

Patrouillent-ils comme les autres ? « Oui, bien sûr ». Chassent-ils les titushkis ? Sourire… Tarassenko refuse de parler de politique, d'élections, de futurs candidats de cette branche extrémiste, à la popularité immense sur Maïdan pour son rôle en première ligne. Il y pense, mais ça n'est pas encore l'heure.


Source : lemonde.fr

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